Jusqu’à quand les agences en conseil de vote continueront-elles à passer entre les mailles du filet ? (Billet invité de Mme Blaise et M. Grand-Jean)

Le séminaire à la maîtrise de Gouvernance de l’entreprise (DRT-7022) dispensé à la Faculté de droit de l’Université Laval entend apporter aux étudiants une réflexion originale sur les liens entre la sphère économico-juridique, la gouvernance des entreprises et les enjeux sociétaux actuels. Le séminaire s’interroge sur le contenu des normes de gouvernance et leur pertinence dans un contexte de profonds questionnements des modèles économique et financier. Dans le cadre de ce séminaire, il est proposé aux étudiants depuis l’hiver 2014 d’avoir une expérience originale de publication de leurs travaux de recherche qui ont porté sur des sujets d’actualité de gouvernance d’entreprise. C’est dans cette optique que s’inscrit cette publication qui utilise un format original de diffusion : le billet de blogue. Cette publication numérique entend contribuer au partager des connaissances à une large échelle (provinciale, fédérale et internationale). Le présent billet expose le résultat des recherches de Mme Virginie Blaise et M. Philippe Grand-Jean. Ce travail a traité de la réaction réglementaire face aux agences en conseil de vote tout en apportant une analyse critique de sa pertinence Je vous en souhaite bonne lecture et suis certain que vous prendrez autant de plaisir à le lire que j’ai pu en prendre à le corriger.

Ivan Tchotourian

Cette question est pertinente au regard des différentes propositions qu’ont faites les autorités canadiennes et françaises saisies de la problématique des agences en conseil de vote.

En effet, depuis une vingtaine d’années le recours croissant aux agences en conseil de vote témoigne d’une prise de contrôle de l’actionnariat par les investisseurs institutionnels dans les sociétés cotées.[1] Ce nouveau rôle des investisseurs institutionnels s’accompagne d’obligations fiduciaires dont celle d’exercer leur droit de vote. L’exercice de ce droit de vote en adéquation avec les exigences de bonnes gouvernances se révèle chronophage et ardu pour ces investisseurs : l’illustration étant le recours accru au vote des actionnaires pour évaluer les rémunérations des dirigeants (principe du Say on pay).[2] Ainsi les courses aux procurations, l’accroissement du devoir d’information continue et la complexité des questions soumises aux actionnaires sont autant de raisons qui poussent les investisseurs institutionnels à avoir recours à l’aide des agences en conseil de vote (ou Proxy Advisor). Celles-ci vont analyser la documentation fournie par les entreprises aux actionnaires ainsi que les questions soumises au vote en assemblée générale, et élaborer des recommandations de vote pour leurs clients.

Cependant, les acteurs du marché ont pu remarquer des dysfonctionnements dans l’exercice de ces fonctions. Il en va ainsi de la qualité du travail de ces agences : vu le délai très court entre les dates de réception de l’information par les actionnaires et celle du jour du vote, ces agences doivent traiter une masse de travail considérable en un laps de temps très court. Pour pallier cet impératif, elles ont recours à des salariés temporaires (dont nous pouvons douter légitimement de leur formation), à des algorithmes standardisés, ce qui a pour conséquence d’une part d’augmenter de façon significative la marge d’erreur dans le travail de ces agences et d’autre part de traiter de manière globale les questions qui leur sont soumises.[3] Par ailleurs, la pluriactivité de certaines de ces agences peut donner naissance à des conflits d’intérêts ; en effet, celles-ci fournissent également du conseil en gouvernance aux entreprises (comme c’est le cas pour ISS Corporate Service, filiale de l’agence en conseil de vote ISS Proxy advisor service). L’exercice de ces deux activités devient problématique quand elles sont exercées de façon concomitante : quand l’agence conseille les dirigeants sur leur gouvernance et qu’elle conseille parallèlement les actionnaires sur le vote par lequel ils vont approuver ou non cette politique de gouvernance. Ainsi le quasi-monopole qu’exercent dans le domaine du conseil de vote un nombre restreint d’agences (notamment les agences américaines ISS et Glass Lewis)[4] et la pluriactivité de ces agences fait craindre un alignement des dirigeants sur un modèle de gouvernance unique dicté par ces « proxy advisor » tant dans leur conseil en gouvernance que dans leur conseil de vote.

Réaction française

Dès 2011, l’Agence française des marchés financiers se saisit de la question avec la recommandation AMF n°2011-06, tout en rappelant l’importance pour les investisseurs institutionnels d’adopter du recul par rapport aux conseils de vote fournis par les agences, elle invite ces agences à adopter des principes qui touchent tant la transparence dans le processus d’élaboration de la politique de vote (l’AMF recommande la publication de leur politique générale de vote et les règles d’analyses qu’elles utilisent, également de s’assurer de la compétence et de l’expérience du personnel formulant ces recommandations) ; mais aussi aux conflits d’intérêts (ces agences devraient mettre en œuvre et faire part des mesures pour prévenir ou régler d’éventuels conflits d’intérêts).[5]

Réaction européenne

L’Agence européenne des marchés financiers va adopter la même approche en février 2013 en optant pour la solution d’autoréglementation des agences via l’adoption par celles-ci de codes de conduites. L’AEMF va énoncer les grands principes qui devront dicter la rédaction de ces codes, nous retrouvons entre autres : l’adoption d’un système de contrôle de l’information donnée aux clients, et la prévention des clients sur les limites de leurs conseils. De plus, le rapport met en avant la nécessaire prise en compte des considérations locales par ces professionnels dans l’élaboration de leurs décisions (qui implique un devoir d’information accru sur les réglementations locales).[6]

Réaction canadienne

Outre Atlantique, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont en avril 2014 publié un projet d’instruction générale formulant des recommandations quant à la ligne de conduite de que devrait adopter ces agences en conseil de vote. Ces recommandations visent comme son homologue français la transparence (communication des méthodes d’analyses), l’exactitude des informations (communication des éventuelles erreurs et mise à jour régulière des rapports) et la prévention des conflits d’intérêts (mise en place d’un code de conduite, mesure de contrôle interne et externe).[7]

Ainsi, les autorités des marchés financiers canadienne et française ont adopté une position quasi-unanime sur la question des agences en conseil de vote : l’autorégulation. Aucune recommandation n’a de caractère impératif. Nous pouvons dès lors nous interroger sur l’efficacité réelle des codes de conduites recommandés, notamment aux vues de la solution qu’ont finalement adoptées les autorités face des problématiques similaires : celle des cabinets d’audit qui après la crise financière de 2008 se sont vu interdire d’offrir des activités de consultations pour les sociétés pour lesquelles elles offrent des services d’audit, le même principe fut retenu pour les agences de notations.[8]

Virginie Blaise

Philippe Grand-Jean

Étudiants du cours de gouvernance de l’entreprise (DRT-7022)

[1] Aux États-Unis la part des actions détenues par les investisseurs institutionnels est passée de 51,4% en 2000 à 61,2% en 2005 (Sabrina Bruno et Eugenio Ruggiero, « Public compagnies and the Role of Shareholders », Central and South America by Aspen Publishers, 2011).

[2] Pratique organisant dans les entreprises une soumission au vote en assemblée annuelle d’un rapport sur la rémunération des dirigeants, concernant l’influence des proxy advisor sur le « Say on pay » (Stephen Choy, Jill E. Fisch, Marcel Kahan, « The Power of Proxy advisor: Myth or reality ? », University of Pennsylvania, Institute for Law & Economics Research Paper No. 10-24 , 2010, consulté en ligne sur : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1694535)

[3] IGOPP, « Le rôle préoccupant des agences en conseil de vote : quelques recommandations de politique », 2013, consulté en ligne sur : http://igopp.org/wp-content/uploads/2014/07/PP_RolePreoccupantConseilllersVote-pp7_Allaire_FR-singlepage-SHORT_v2.pdf

[4] Selon les ACVM, en 2012 ISS couvrait aux États-Unis environ 61% du marché, 36% pour Glass Lewis (Autorités Canadiennes en valeurs mobilières, « Document de consultation 25-401, « Perspectives de réglementation des agences de conseil en vote », disponible sur : http://www.lautorite.qc.ca/files/pdf/consultations/valeurs-mobilieres/2012juin21-25-401-consultation-fr.pdf).

[5] Recommandation AMF no 2011-06, 18 mars2011.

[6] AEMF, « Feedback statement on the consultation regarding the role of the proxy advisory industry », 19 février 2013, consulté en ligne sur : http://www.esma.europa.eu/system/files/2013-84.pdf.

[7] AMF, « Projet d’Instruction générale 25-201 relative aux indications à l’intention des agences de conseil en vote », consulté en ligne sur : http://www.nbsc-cvmnb.ca/nbsc/uploaded_comment_files/25-201-CSAN-2014-04-24-F.pdf (fait suite au « Document de consultation 25-401 » cité à la note 4).

[8] Article 17g-5, Règlements généraux du Securities Exchange Act of 1934, Partie 240.

Ce contenu a été mis à jour le 6 juin 2015 à 21 h 53 min.

Commentaires

Laisser un commentaire