Actionnaire et responsabilité sociale des entreprises : regards croisés des droits canadien et américain (Billet invité de M. Ndorere)

Le séminaire à la maîtrise de Gouvernance de l’entreprise (DRT-7022) dispensé à la Faculté de droit de l’Université Laval entend apporter aux étudiants une réflexion originale sur les liens entre la sphère économico-juridique, la gouvernance des entreprises et les enjeux sociétaux actuels. Le séminaire s’interroge sur le contenu des normes de gouvernance et leur pertinence dans un contexte de profonds questionnements des modèles économique et financier. Dans le cadre de ce séminaire, il est proposé aux étudiants depuis l’hiver 2014 d’avoir une expérience originale de publication de leurs travaux de recherche qui ont porté sur des sujets d’actualité de gouvernance d’entreprise. C’est dans cette optique que s’inscrit cette publication qui utilise un format original de diffusion : le billet de blogue. Cette publication numérique entend contribuer au partager des connaissances à une large échelle (provinciale, fédérale et internationale). Le présent billet expose le résultat des recherches de M. Joe-Christ Ndorere. Ce travail a traité des objectifs de l’activisme actionnarial et de l’ouverture des actionnaires aux préoccupations liées à la responsabilité sociétale. Je vous en souhaite bonne lecture et suis certain que vous prendrez autant de plaisir à le lire que j’ai pu en prendre à le corriger.

Ivan Tchotourian

L’investisseur institutionnel, un acteur incontournable

La transformation du visage de l’actionnariat, depuis peu, est à l’origine du développement d’une forme de militance actionnariale. Traditionnellement, ce sont les investisseurs individuels qui formaient la grande majorité des actionnaires de sociétés par actions. Toutefois, depuis le développement des marchés financiers,  nous voyons émerger une nouvelle catégorie, plus engagé, les investisseurs institutionnels. Ces fonds d’investissement regroupent essentiellement les fonds de pension de la fonction publique. Ils forment plus de 35 % dans l’univers actionnarial canadien[1].

Au-delà des enjeux classiques de rentabilité de l’investissement, l’investissement institutionnel introduit de nouvelles variables d’ordre éthique. Les fonds éthiques préconisent par exemple une prise en compte des impacts sociaux et environnementaux au moyen de la responsabilité sociale des entreprises[2]. L’inclusion de ces intérêts extrafinanciers a engendré une plus-value commerciale et une plus grande compétitivité de ces entreprises[3]. L’influence qu’exercent ces fonds éthiques est permise par le mécanisme de la proposition d’actionnaires. En quelques années, la proposition d’actionnaires est devenue l’outil d’expression par excellence des préoccupations sociétales dans le monde de l’entreprise.

L’expérience américaine

Le droit américain reconnaît, depuis 1934, la possibilité pour un actionnaire de présenter une résolution devant l’assemblée générale pouvant être soumise au vote. Aujourd’hui, ce pouvoir se retrouve à l’article 14-8 (Chapitre II, section 240, 14 a-8) du Code of Federal Regulations. D’après le législateur américain, l’actionnaire détenant plus de 1 % du capital ou 2000$ en titres de l’entreprise, peut déposer une résolution devant l’assemblée générale[4].

La survenance des scandales financiers (Enron, Tyco international et WorldCom) et la réponse législative de 2002 (la loi Sarbanes-Oxley) ont engendré un accroissement considérable des dépôts de propositions d’actionnaires. Uniquement en 2002, plus de 802 propositions d’actionnaires concernant la responsabilité sociale et environnementale des entreprises avaient été enregistrées[5]. La majorité de ces propositions sont adressées par des investisseurs institutionnels notamment par la California Public Employees Retirement System (« CalPERS ») qui prône l’intégration des changements climatiques : les émissions de CO2, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. En 2013, on notait une augmentation de 7 % des propositions d’actionnaires sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises comparativement à l’année précédente[6].

L’exception canadienne

La tradition canadienne de discrétion et de dialogue entre actionnaires et dirigeants explique en partie, le fait que la proposition d’actionnaire soit mieux ancrée aux États-Unis qu’au Canada. L’ancienneté de la réglementation américaine peut également expliquer cet état des choses. Par exemple, entre 1982 et 1995, on comptait uniquement 18 propositions au Canada et 701 propositions aux É.-U uniquement pour l’année 1997[7]. La proposition d’actionnaire a été introduite dans le droit canadien par le législateur fédéral à l’article 137 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et par le législateur québécois aux articles 195 à 206 de la Loi sur les sociétés par actions. Notons que le régime québécois limite ce mécanisme aux émetteurs assujettis ou qui comptent au moins 50 actionnaires.

Cette culture proprement canadienne fait figure également d’obstacle à l’activisme actionnarial. Malgré le fait que les propositions concernant les questions sociales et environnementales sont 15% plus importantes dans l’actionnariat canadien qu’américain[8], nous notons qu’aux États-Unis, l’actionnariat prône un activisme plus radical. En effet, tandis que les fonds CalPers et TIAA-CREF préconisent un reporting systématique des sociétés ne respectant pas les normes sociales et environnementales, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario (RREO) choisit, quant à elle, le dialogue entre actionnaire et dirigeant comme moyen de pression et de conciliation des considérations financières et extrafinancières.

Joe-Christ Ndorere

Étudiants du cours de gouvernance de l’entreprise (DRT-7022)

[1] Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, l’indépendance des administrateurs : un enjeu de légitimité, IGOPP, 2009, à la p. 8. En ligne : <http://igopp.org/wp-content/uploads/2014/04/IGOPP-_PP_3_-_Independance_des_administrateurs-_VF_-3.pdf>.

[2] Amann, B., Caby, J., Jaussaud, J., et Pineiro, J., « Shareholder Activism for Corporate Social Responsibility: Law and Pratice in the United States, Japan, France and Spain », dans The New Corporate Accountability, McBarnet, D., et al. (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 336-367.

[3] J. Yang, E. Zengxiang Wang, Y. An, (2012), « Canadian Exceptionalism: Shareholder Proposals, Filer Identities, and Voting Outcomes », Managerial Finance, Vol. 38, No 5, p. 456-484.

[4] Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises, Pratiques d’engagement des investisseurs en France et à l’étranger sur les thématiques environnementales et sociales, Paris, ORSE, avril 2011, à la p. 28.

[5] Amman, supra note 2 à la p. 354.

[6] Noked, N., « The Corporate Social Responsibility Report and Effective Stakeholder Engagement », HLS Forum on Corporate Governance and Financial Regulation, Harvard University, 28 décembre 2013. En ligne : <http://corpgov.law.harvard.edu/2013/12/28/the-corporate-social-responsibility-report-and-effective-stakeholder-engagement/>

[7] Champoux-Paillé, L., « Les propositions d’actionnaires : un droit des actionnaires et un pilier de la saine gouvernance », les éditions du MÉDAC, 2010, à la p. 5.

[8] J. Yang, E. Zengxiang Wang, Y. An, (2012), « Canadian Exceptionalism: Shareholder Proposals, Filer Identities, and Voting Outcomes », Managerial Finance, Vol. 38, No 5, p. 456-484.

Ce contenu a été mis à jour le 25 juin 2015 à 9 h 39 min.

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